Gilles Deleuze
Conférence sur le temps musical, IRCAM 1978


Le temps non pulsé n'est pas seulement un temps libéré de la mesure, c'est à dire une durée, pas seulement non plus un nouveau procédé d'individuation, libéré du thème et du sujet, mais enfin que c'est la naissance d'un matériau libéré de la forme. D'une certaine manière, la musique classique européenne pourrait se définir dans le rapport d'un matériel auditif brut et d'une forme sonore qui sélectionnait, prélevait sur ce matériel. Cela impliquait une certaine hiérarchie matière — vie — esprit, qui allait du plus simple au plus complexe, et qui assurait la domination d'une cadence métrique comme l'homogénéisation des durées en une certaine équivalence des parties de l'espace sonore.

Ce à quoi l'on assite, au contraire, dans la musique actuelle, c'est à la naissance d'un matériau sonore qui n'est plus du tout une matière simple ou indifférenciée, mais un matériau très élaboré, très complexe; et ce matériau ne sera plus subordonné à une forme sonore, puisqu'il n'en aura pas besoin: il sera chargé, pour son compte, de rendre sonores ou audibles des forces qui, par elles-mêmes, ne le sont pas, et les différences entre ces forces.

Au couple matériel brut — formes sonores, se substitue un tout autre couplage matériau sonore élaboré — forces imperceptibles que le matériau va rendre audibles, perceptibles.

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© Rolf Langebartels, Berlin 2014